Téléchargement illégal de films: Les détenteurs de droits d’auteur protégés – utopie ou réalité ?
De temps en temps nous partageons des travaux « IP News » exceptionnels, écrits pour la classe de Propriété intellectuelle (BUS 502). Vous trouverez celui de Laurence Babin ci-dessous.
Téléchargement illégal de films:
Les détenteurs de droits d’auteur protégés : utopie ou réalité ?
Le téléchargement de films et de séries télévisées en ligne est devenu pratique courante[1]. Sous le voile de l’anonymat, les internautes téléchargent des biens intellectuels sans autorisation, comme des films, et ne se soucient pas des conséquences légales de leurs actes. Le film étant une œuvre protégée par des droits d’auteur[2], les internautes qui effectuent des téléchargements illégaux s’exposent à des poursuites. Un obstacle processuel s’impose toutefois; à moins d’obtenir l’identité des présumés contrevenants auprès des fournisseurs d’accès Internet (« FAI »), il n’est pas possible pour l’auteur d’entamer des procédures judiciaires contre ceux-ci. Avec la Loi sur la modernisation du droit d’auteur[3] de 2012, un régime « d’avis et avis » a été adopté afin de mettre à contribution les intermédiaires dans la lutte contre le téléchargement illégal. Malgré ce régime plusieurs incertitudes subsistent. À quel coût les détenteurs de droit d’auteur peuvent-ils faire valoir leurs droits ?La CSC a récemment eu l’occasion de se prononcer sur un aspect du mécanisme d’avis et avis qui oblige les FAI à collecter et conserver les informations de ses clients visés par l’avis. L’affaire, qui oppose Rogers, un FAI, et Voltage Pictures, un producteur cinématographique, cherche à déterminer si les FAI peuvent réclamer aux détenteurs de droits un montant pour payer les procédures d’identification des pirates.
Législation – Loi sur le droit d’auteur
Jusqu’en 2012, les intermédiaires comme les FAI avaient su résister avec succès aux actions menées par les ayants droit afin d’identifier les éventuels pirates. Lorsqu’un titulaire de droit d’auteur voulait connaître l’identité d’un client associé à une adresse de protocole Internet (IP), il devait obtenir une ordonnance judiciaire de type Norwich. Dans l’affaire BMG Canada Inc. c. John Doe[4], la Cour d’appel a formulé les critères d’obtention d’une telle ordonnance. Selon ce test, le demandeur doit disposer d’une véritable demande (preuves suffisantes) contre le défendeur. Il doit aussi prouver que l’intermédiaire est la seule source d’information possible et que l’intérêt public l’emporte sur l’attente légitime de respect de la vie privée pour justifier la divulgation[5]. Ce test étant particulièrement rigoureux, les ayants droit ne sont pas parvenus à obtenir l’identité des pirates[6].
Depuis 2015, le régime d’avis et avis est entré en vigueur. La LDA prévoit plusieurs obligations des FAI, notamment celle de conserver un registre compréhensible permettant d’associer les adresses IP aux clients ultérieurement[7], mais elle ne spécifie pas les conditions relatives à l’obligation de divulgation. Cette question de divulgation est donc toujours assujettie au droit procédural développé par les tribunaux qui requiert l’obtention d’une ordonnance de type Norwich[8].
Le régime d’avis et avis vise à décourager la violation des droits d’auteur en ligne par l’envoi d’un avis aux clients indiquant que leur compte a été utilisé pour effectuer des téléchargements illégaux. Dans un premier temps, le titulaire du droit d’auteur peut aviser le FAI des soupçons pesant contre un de ses clients. À ce stade, le détenteur du droit d’auteur connaît l’adresse de protocole Internet ayant été utilisée pour télécharger un fichier, mais il ne connaît pas l’identité de l’utilisateur. C’est donc au FAI d’associer l’adresse IP à un client précis et d’envoyer un avis électronique (souvent un message automatique dont la forme et le contenu sont libres) à ce client, afin de l’avertir que son ordinateur a été utilisé pour faire des téléchargements illégaux. Le FAI envoie ensuite un avis de confirmation au titulaire des droits pour signaler que l’avis a été acheminé. En vertu de 41.26(2) LDA, le ministre de l’Industrie peut fixer, par décret, les frais pour la transmission et la conservation de l’identité des contrevenants[9]. À défaut de règlement, comme c’est le cas jusqu’à ce jour, le montant auquel a droit l’intermédiaire pour s’acquitter de ces obligations est nul[10].
L’étape de divulgation, pour sa part, n’est pas règlementée par l’article 41.26(1) LDA et n’est donc pas assujettie à la règle 41.26(2)[11]. Le FAI peut alors recevoir une compensation financière pour les coûts raisonnables et nécessaires associés à l’ordonnance de type Norwich[12].
C’est cette question des coûts qui est au centre du différend dont la CSC est saisie. La problématique n’est pas seulement technique : elle fait voir la résistance des intermédiaires à collaborer à la préparation de procédures contre ses propres clients. Et ce, malgré l’immunité que les FAI obtiennent en vertu de 31.1(1) LDA.
L’affaire Rogers c Voltage et ses implications
Dans l’affaire Rogers Communications Inc. c. Voltage Pictures, la Cour d’appel fédérale a conclu que Voltage n’a pas à indemniser Rogers, car les coûts de transmission de l’identité sont négligeables. Cette décision fait donc passer les intérêts des détenteurs de droit d’auteur avant les intérêts économiques des FAI. Pour sa part, la Cour Suprême vient de statuer le 14 septembre dernier qu’un montant peut être recouvré par Rogers, mais celui-ci reste à déterminer : « la question du montant auquel a droit Rogers est renvoyée au juge des requêtes à la Cour fédérale pour qu’elle soit tranchée conformément à l’interprétation que donne la Cour aux art. 41.25 et 41.26 de la Loi »[13].
Ce montant qui sera déterminé dans un proche avenir aura des implications à grande échelle. En effet, imposer des coûts trop élevés aux détenteurs de droit d’auteur pour avoir accès à l’identité des malfaiteurs dissuadera les ayants droit d’intenter des poursuites. Cela met donc en péril les objectifs législatifs soit de dissuader la violation en ligne des droits d’auteurs[14] et « d’établir un équilibre entre les intérêts de toutes les parties intéressées par le régime de droit d’auteur »[15].
A contrario, il y a aussi des risques à imposer un montant trop peu élevé aux titulaires de droit d’auteur.D’abord, cela pourrait s’avérer problématique pour les consommateurs si les entreprises utilisent le régime d’avis et avis pour identifier une masse de contrevenants pour ensuite engendrer une avalanche de poursuite[16]. Si les FAI ne sont pas rémunérés pour leur travail, les coûts vont simplement être absorbés par les consommateurs à long terme en augmentant les frais mensuels d’accès Internet. De surcroît, permettre aux détenteurs de droits d’auteur d’obtenir des renseignements personnels à grande échelle risque de porter atteinte à un droit fondamental, soit la vie privée des internautes, notamment puisque certaines personnes visées par les avis sont innocentes[17]. Il est donc important pour les tribunaux d’établir un équilibre non seulement entre les droits des titulaires de droits d’auteur et les contrevenants potentiels, mais aussi entre ceux-ci et les intérêts des intermédiaires de l’Internet[18].
Conclusion
Le régime d’avis et avis est peu contraignant pour les intermédiaires. Un fardeau moins lourd repose sur les FAI avec ce système qu’avec le régime américain d’avis et retrait qui oblige les intermédiaires à prendre des mesures rapides pour supprimer ou bloquer le contenu faisant l’objet de la prétendue violation. Malgré son caractère moins contraignant, le régime avis et avis a tout de même un effet dissuasif et éducatif[19]. Les utilisateurs qui reçoivent un avis sont moins susceptibles de poursuivre leurs activités illégales par la suite.
Dans le nouvel accord de l’AEUMC, malgré plusieurs concessions dans le domaine de la propriété intellectuelle, le Canada a réussi à maintenir son système d’avis et avis en place[20]. Cette nouvelle s’avère bénéfique car le régime canadien préserve davantage la présomption d’innocence et la liberté d’expression en ne supprimant pas le contenu à la moindre prétendue violation[21].
[1]Rogers Communications Inc c Voltage Pictures, LLC, 2018 CSC 38 au para 1.
[2]Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-24, art 2 [LDA].
[3]Loi sur la modernisation du droit d’auteur, LC 2012, c 20.
[4]BMG Canada Inc. c. John Doe, 2005 CAF 193 [BMG].
[5]Idem, au para 15.
[6]BMG, supra note 4, au para 55.
[7]LDA, supra note 2, art 41.26(1)b).
[8]Supra note 1, au para 3.
[9]LDA, supra note 2, art 41.26(2).
[10]Supra note 1, para 7.
[11]Voltage Pictures, LLC, c John Doe et Rogers Communication Inc, 2017 CAF 97 aux paras 55 et 61.
[12]Supra note 1, au para 53.
[13]Supra note 1, au para 58.
[14]Supra note 3, préambule.
[15]Supra note 1, au para 25.
[16]Emily Jackson, « Copyright ruling called ‘bad news for consumers, bad news for Canada », Financial Post(26 mai 2017), en ligne : <https://business.financialpost.com/technology/copyright-ruling-called-bad-news-for-consumers-bad-news-for-canada>.
[17]Supra note 1, au para 41.
[18]Note explicative, Gazette du Canada,Partie II, vol 148, no 14, 2 juillet 2014, p 2121-2123.
[19]Genna Buck, « Letter of the law »,Maclean’s,(2015), en ligne : https://proxy.library.mcgill.ca/login?url=http://search.ebscohost.com/login.aspx?direct=true&db=a9h&AN=100602202&scope=site.
[20]Michael Geist, « The USMCA and Copyright Reform: Who is Writing Canada’s Copyright Law Anyway? » (3 octobre 2018), en ligne : http://www.michaelgeist.ca/2018/10/the-usmca-and-copyright-reform-who-is-writing-canadas-copyright-law-anyway/.
[21]Supra note 1, au para 26.
This content has been updated on November 6, 2018 at 19:37.
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