Assouplissement des règles en matière de brevets pharmaceutiques en Europe: démesuré ou insuffisant?
De temps en temps nous partageons des travaux « IP News » exceptionnels, écrits pour la classe de Propriété intellectuelle (BUS 502). Vous trouverez celui de Perla Camacho ci-dessous.
Assouplissement des règles en matière de brevets pharmaceutiques en Europe: démesuré ou insuffisant?
La Commission européenne a annoncé le 28 mai 2018 qu’elle apportera des modifications au certificat complémentaire de protection (« CCP »)[1].
Le CCP permet de prolonger la période d’exclusivité des médicaments brevetés jusqu’à cinq ans après l’échéance du brevet afin de compenser pour le délai occasionné entre l’obtention du brevet et l’autorisation de mise sur le marché[2]. Ce délai se situerait actuellement entre 8 et 10 ans, laissant ainsi uniquement de 10 à 12 pour commercialiser le produit sous exclusivité du brevet[3].
La dérogation suggérée par la commission autoriserait les fabricants de médicaments génériques et biosimilaires (« fabricants génériques ») à produire et à exporter depuis l’Europe des médicaments brevetés sous l’extension du CCP vers des pays où le produit n’est plus breveté ou protégé par un CCP[4]. Les compagnies bénéficiant du CCP perdraient donc l’exclusivité de production en sol européen, mais préserveraient l’exclusivité de vente lors de la période d’application du CCP[5].
Au-delà de l’impact économique qu’apporterait cette dérogation[6], la Commission soutient qu’elle espère encourager les fabricants génériques à s’installer en Europe. Cela leur permettrait d’y développer des produits génériques et d’obtenir l’autorisation de mise sur le marché avant que le médicament breveté ne tombe dans le domaine public[7]. Les consommateurs en sortiraient grands gagnants, puisqu’ils auront ainsi accès à des médicaments à moindre coûts dès la première journée de l’extinction de la période d’exclusivité[8]. Les produits génériques accusent présentement un délai considérable, allant jusqu’à deux ans, pour faire leur entrée sur le marché européen, car ils doivent attendre la fin de la période d’exclusivité pour développer le produit et appliquer pour l’autorisation de mise sur le marché[9].
Une boîte de Pandore selon le lobby pharmaceutique
Les compagnies pharmaceutiques ne sont pas ferventes de cette dérogation[10]. La Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (« EFPIA »), principal lobbyiste des compagnies pharmaceutiques, est d’avis que la dérogation signifierait un affaiblissement des droits de propriété intellectuelle et qu’elle inciterait les compagnies à réviser à la baisse leurs investissements en recherche et développement (« R&D »)[11]. Les compagnies dépendent du revenu engendré par la vente pour investir en recherche et ainsi innover : l’implémentation de la dérogation signifierait évidemment une baisse de profits pour celles-ci.
Toutefois, plusieurs études s’inscrivent contre cette position. Des recherches démontrent que les compagnies pharmaceutiques dépensent plus en dividendes, buybacks, marketing et hausses salariales qu’en R&D[12]. Ce sont également ces mêmes compagnies qui défendent l’augmentation des prix des médicaments en prétendant que cette augmentation est rendue nécessaire en raison des dépenses en R&D[13]. En d’autres mots, les compagnies pharmaceutiques génèrent plus de profits et investissent moins en R&D que ce qu’elles prétendent[14].
Solution ou mirage ?
Pour nombreuses organisations, la Commission européenne n’en fait pas assez. Elles soulignent l’urgence de réglementer les « Big Pharma » car les prix des médicaments augmentent année après année[15].
L’Europe accuserait également de nombreuses pertes quant à l’accessibilité aux médicaments génériques comparée au marché global. Plusieurs médicaments n’étant plus brevetés dans d’autres pays continuent de l’être encore aujourd’hui en Europe[16]. Par exemple, des médicaments génériques pour le traitement du VIH/SIDA sont accessibles ailleurs dans le monde depuis 2015, tandis que leurs brevets et CCP bloquent leur entrée dans le marché européen jusqu’en 2023[17].
Il n’est plus un secret que les compagnies pharmaceutiques profitent du système de brevets, modifiant parfois uniquement la quantité de certains composants mineurs pour obtenir des brevets secondaires et ainsi prolonger leur période de monopole[18]. Les périodes de prolongation accordées par les CCP sont donc perçues par certains comme étant en partie responsables[19]de l’inaccessibilité à des médicaments abordables[20].
De plus, certains organismes soutiennent que le délai entre l’obtention du brevet et la mise sur le marché que le CCP cherche à compenser serait causé par les compagnies pharmaceutiques elles-mêmes. En effet, la course aux brevets ferait en sorte que les compagnies déposent leurs demandes de brevets beaucoup trop tôt, soit à l’étape embryonnaire de leurs recherches[21]. Le CCP ne ferait donc qu’encourager les compagnies à continuer d’agir de la sorte puisqu’elles ont l’opportunité de compenser ces dépôts souvent prématurés par l’extension offerte par le CCP[22].
Impact sur le Canada
Le CCP est entré dans le paysage législatif canadien à la suite de la signature du traité avec l’Europe (AEGC)[23]. La législation Canadienne, contrairement à la proposition européenne, se limite à une extension de deux ans[24]et n’accorde pas le droit aux fabricants génériques de stocker des médicaments dans le pays en prévision de l’extinction de la période d’exclusivité de vente, ils peuvent uniquement produire en sol canadien dans l’intention d’exporter[25]. La dérogation européenne est donc beaucoup moins restrictive que la canadienne puisqu’elle ne stipule pas cette limitation en matière de production[26].
Reste donc à voir comment le Canada réagira à la suite de cet assouplissement des règles européennes dont il a été obligé de se souscrire[27]. On ose espérer qu’il emboitera le pas au profit d’une accessibilité aux médicaments génériques rapide – et moins onéreuse.
Dans tous les cas, une certitude demeure : la lutte pour l’accessibilité à des médicaments abordables est bel et bien entamée. En Italie, le gouvernement a autorisé l’importation de médicaments génériques pour traiter l’hépatite C, car le prix des originaux coûtait trop cher au système de santé[28]. Aux États-Unis, le Food and Drug Administrationa par ailleurs approuvé plus de génériques que jamais en 2018 afin de combattre l’augmentation des prix[29]. En somme, les gouvernements légifèrent de plus en plus contre le monopole des grandes compagnies pharmaceutiques, et ce au profit des consommateurs.
[1]Commission Européenne, communiqué,« Pharmaceuticals : Commission refines intellectual property rules. The Commission is proposing a targeted adjustment to intellectual property rules to help Europe’s pharmaceutical companies tap into fast-growing global markets and foster jobs, growth and investments in the EU »(28 mai 2018), en ligne : CE : Base des données des communiqués de presse<http://europa.eu/rapid/press-release_IP-18-3907_en.htm?locale=FR> [Communiqué de presse].
[2]CE, Règlement n°469/2009 du Parlement européen et du Conseil du 6 mai 2009, [2009] JO, L 152/1.
[3]Matthias Bauer, « Unintended and Unattended Consequences: The Opportunity Costs of Reducing Exclusivity Rights for Intellectual Property », (2017) European Centre for International Political Economy Document de travail 4 à la p 2.
[4]Communiqué de presse, supranote 1.
[5]Idem.
[6]La Commission Européenne prévoit un « patent cliff » dans les années à venir puisque bon nombre de médicaments brevetés tomberont dans le domaine public. Ils souhaiteraient donc tirer profit de l’avantage financier que signifierait avoir des fabricants de médicaments génériques en sol européen. Voir :
Commission Européenne, « Proposal for a Regulation of the European parliament and of the council amending Regulation No 469/2009 concerning the supplementary protection certificate for medicinal products » (mai 2018) à la p 10, en ligne (pdf) : <eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:7b79457a-6254-11e8-ab9c-01aa75ed71a1.0003.02/DOC_1&format=PDF> [Proposal for a Regulation].
[7]Ibid à la p 4.
[8]Ibidà la p 13.
[9]Bruxelles, Commission Européenne, Marché intérieur, industrie, entreprenariat et PME, « Study on the Economic Impact of Supplementary Protection Certificates, Pharmaceutical Incentives and Rewards in Europe », Copenhague Economics, (mai 2018) à la p 113, en ligne (pdf) <ec.europa.eu/health/sites/health/files/human-use/docs/pharmaceuticals_incentives_study_en.pdf> [le rapport].
[10] European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations, « EFPIA Statement on Commission’s Proposal to Introduce an SPC Manufacturing Waiver, Weakening Europe’s Knowledge Base » (Brussels, 28 May 2018), en ligne: EFPIA <www.efpia.eu/news-events/the-efpia-view/statements-press-releases/28052018-efpia-statement-on-the-commission-s-proposal-to-introduce-an-spc-manufacturing-waiver-weakening-europe-s-knowledge-based-economy/>.
[11]Idem.
[12]William Lazonick et al., « US Pharma’s Financialized Business Model », (2017) Institute for New Economic Thinking Document de travail à la p 3.
[13]Idem.
[14]Roger Collier, « Drug development cost estimates hard to swallow » (2009) 180(3):279 Can Med Assoc J.
[15]Commission Européenne, Innovative Payment Models for High-Cost Innovative Medicines: Report of the Expert Panel on Effective Ways of Investing in Health (EXPH)(17 Janvier 2018) à la p 6, en ligne (pdf) : <ec.europa.eu/health/expert_panel/sites/expertpanel/files/docsdir/opinion_innovative_medicines_en.pdf>
[16]Médecins sans Frontières, « Open Submission on Supplementary Protection Certificates for Medicinal Products in the European Union », (8 septembre 2017) à la p 3, en ligne (pdf) : <msfaccess.org/sites/default/files/MSF_assets/IP/Docs/IP_EU_Civil%20Society%20Open%20Submission%20on%20SPCs_ENG_2017.pdf> [MSF].
[17]Idem.
[18]Genève, World Health Organization, World Intellectual Property Organization et World Trade Organization, « Promoting Acces to Medical Technologies and Innovation : Intersections between Public Health, Intellectual Property and Trade », WTO Publications Manager (2013) à la p 131, en ligne (pdf) : <www.wto.org/english/res_e/booksp_e/pamtiwhowipowtoweb13_e.pdf>.
[19]Daniele Dionisio, « Inside Views : Eu to get rid of Big Pharma-Friendly SPCs », Intellectual Property Watch(18 octobre 2017), en ligne : <www.ip-watch.org/2017/10/18/eu-get-rid-big-pharma-friendly-spcs/>
[20]MSF, supranote 17 aux pp 5-6.
[21]Idem.
[22]Idem.
[23]Accord économique et commercial global,Canada et Union Européenne, 30 octobre 2016, ETS no 77 à l’art 20.27(6) (entrée en vigueur : 21 septembre 2017).
[24]Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4, art 116(3).
[25]Ibidart 115(2).
[26]Proposal for a regulation, supranotre 6 à la p 2.
[27]European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations, « Legal Analysis on how the Manufacturing Waiver Impacts the European Patent Extension Mechanism » (2018), EFPIA aux para 18-19, en ligne (pdf) : <www.efpia.eu/media/288698/white-paper-the-impact-of-the-manufacturing-waiver-on-the-european-patent-extension-mechanism.pdf>.
[28]Michele Bocci, « Epatite C, via libera all’acquisto dei generici all’estero », la Repubblica(29 mars 2017), en ligne : <www.repubblica.it/salute/2017/03/29/news/epatite_c_via_libera_all_acquisto_dei_generici_all_estero-161724239/?ref=search>.
[29]Nick Fouriezos, « Trump Forces Big Pharma to Swallow a Bitter Pill », OZY, 5 novembre 2018, en ligne : <www.ozy.com/politics-and-power/trump-forces-big-pharma-to-swallow-a-bitter-pill/90327>.
This content has been updated on December 3, 2018 at 18:24.
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